Tueur à gages

Après les années étudiantes de Kaïrat et l’enfance de Kardiogramma, Omirbaev conte la descente aux enfers d’un jeune père contraint d’emprunter de l’argent à un mafieux, après avoir embouti la voiture d’un nouveau riche. Comme ses « petits frères » des films précédents, Marat plonge dans la brutalité du monde urbain. Mutique, crispé, impuissant face à l’impasse morale et économique de son pays. Sous ses airs de polar minimaliste, où la violence n’apparaît qu’en hors-champ, le film décrit le désespoir d’un homme qui n’a d’autre issue que le suicide ou la contrainte d’un meurtre commandité (une scène que le cinéaste reprendra dans son film suivant, La Route, dans un autoplagiat onirique). Prix Un certain regard au Festival de Cannes, Tueur à gages confirme le talent de son auteur, témoin et rare messager du Kazakhstan moderne.

Prix Un Certain Regard au Festival de Cannes 1998

La Cinémathèque française

51 Rue de Bercy, 75012 Paris

Samedi 12 oct 2024 — 18h30 Salle Georges Franju

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Kazakhstan / 1998 / 80 min / VOSTFR
FICHE TECHNIQUE

RÉALISATION Darejan Omirbaev
SCÉNARIO
PHOTOGRAPHIE
MONTAGE
MUSIQUE
PRODUCTION

Realisateur

Darejan Omirbaev

Darejan Omirbaev ne vient pas au cinéma dès son plus jeune âge. C'est après des études de mathématiques qu'il entre au VGIK à Moscou, et s'y forme en tant que réalisateur, puis en tant qu'historien de cinéma. En 1988, à 30 ans, il réalise le film court où apparaît déjà son style, entre lenteur du temps qui passe, observation minutieuse de l'environnement de son jeune héros, et injustice, déjà présente. C'est Juillet (1988), puis Kaïrat (1992), Léopard d'argent à Locarno, qui font de lui une figure de proue de la renaissance du cinéma kazakh. Mais aussi un chef de file du groupe de jeunes cinéastes issus de l'atelier de Sergueï Soloviov, qui fonderont la « Nouvelle Vague kazakhe » à la fin des années 80, et inscriront cette cinématographie sur la carte du cinéma mondial.

Cinéaste peu prolifique – il n'a réalisé en 32 ans que sept longs métrages et quelques courts –, Omirbaev parvient pourtant, dans chacun de ses films, à frapper juste, pour en même temps dire quelque chose de son époque, et donner à éprouver sa vision du monde, bien spécifique.

Un cinéaste en prise avec son temps
Le cinéma d'Omirbaev assume sa posture résolument autobiographique. Ainsi, Shilde, Kaïrat et Kardiogramma décrivent à merveille la trajectoire d'un enfant et d'un jeune adulte que l'on devine sans peine inspirée par l'expérience du cinéaste lui-même. D'ailleurs, ses héros se retrouvent plus d'une fois au cinéma ou démontrent leur amour pour cet art. La salle obscure est souvent aussi le lieu des premiers émois amoureux ou érotiques, entre coudes qui s'effleurent (Shilde) ou regard posé sur la nuque d'une jeune spectatrice (Kaïrat). Jol (La Route, 2001) raconte l'histoire d'un réalisateur en train « d'accoucher » d'un projet de film. Le cinéaste dira ensuite que son désir, en réalisant cette œuvre, était avant tout de montrer ce qui se passait dans la tête d'un réalisateur (il y insère d'ailleurs une séquence de son film précédent).

À cet aspect très personnel vient s'ajouter un regard précis et impitoyable sur son époque. Ainsi, les deux premiers longs métrages se déroulent dans le Kazakhstan du soviétisme tardif, gangréné par l'indifférence et la cruauté dissimulée. Puis viennent Tueur à gages (Killer, 1998) ou encore L'Étudiant (Student, 2012), qui montrent avec dureté et précision l'état du Kazakhstan indépendant, plongé dans la corruption et dans un univers d'inégalités galopantes. Dans ses derniers films en date, comme Poet (Akyn, 2022) ou La Dernière Séance (Songy Seans, 2022) il saura montrer ce que la démultiplication des petits écrans et des publicités fait aux esprits.

Le cinéma d'Omirbaev a cependant aussi une qualité intemporelle – le cinéaste aime ainsi s'appuyer dans la seconde moitié de sa carrière sur les grands classiques de la littérature. Chouga (2007) transpose à l'écran Anna Karénine de Léon Tolstoï et L'Étudiant, Crime et Châtiment de Dostoïevski. Omirbaev les replace dans le Kazakhstan contemporain et en révèle toute l'actualité malgré le passage du temps. Il les débarrasse également de toute émotivité et excès caractéristiques de la littérature russe du XIXe siècle, laissant dénudés les trahisons et les dilemmes moraux des personnages, leurs espoirs et leurs chutes, d'autant plus brutales.

Un cinéma de l'épure
Car Omirbaev est avant tout un cinéaste de la retenue. Vouant un véritable culte à Robert Bresson, il travaille le minimalisme du jeu d'acteur, opte presque toujours pour une caméra posée aux cadres architecturaux, et pour un récit fonctionnant au moins autant sur les ellipses que sur ce qui se passe dans le cadre. La tension dans l'image émane de l'attente, du retardement ou du refus du passage à l'acte. La rigueur et le minimalisme de sa mise en scène et de sa narration ne sont pas sans évoquer ses premières études mathématiques. Les éléments les plus minimes se mettent alors à parler : une baignoire qui se vide dans Poet devient la synecdoque d'un désespoir existentiel, un jeune homme assis qui relève la tête, honteux, après s'être fait passer à tabac, raconte toute la profondeur de son désespoir dans Kaïrat.

Une des questions qui taraude et traverse de part en part le cinéma de Darejan Omirbaev est : quelle place reste-t-il dans ce monde dur et superficiel pour les artistes et les rêveurs ? Ainsi, Jasoulan dans Kardiogramma (1995) se fait humilier dans son sommeil, le jeune Kaïrat du film éponyme s'échappe de son quotidien étouffant par le rêve, le réalisateur de Jol rêve à son film et se voit hanté par des visions cinématographiques, le doux rêveur Levine est méprisé par le réaliste Vronski dans Chouga. Le dernier film en date du cinéaste kazakh, Poet, fait de cette question son cœur palpitant, à travers une série d'allers-retours temporels, qui permettent de suivre les trajectoires du grand poète kazakh Makhambet Otemisuly et d'un poète contemporain qui lit le récit de la vie de son prédécesseur et s'interroge sur le sens qu'il y a à écrire de la poésie de nos jours.

Malgré le constat souvent désespérant de ses films, Omirbaev nous offre aussi un peu d'espoir à travers son cinéma à la poésie intransigeante.

FILMOGRAPHIE SÉLECTIVE

Courts et moyens métrages
1982 : Zhizn
1988 : Shilde
2006 : Digital Sam in Sam Saek - segment About Love
2013 : Reverence (documentaire)
2022 : Dernière Séance (Songy Seans)

Longs métrages
1992 : Kaïrat
1995 : Kardiogramma
1998 : Tueur à gages
2001 : La Route (Jol)
2007 : Chouga
2012 : L'Étudiant
2021 : Poet

Scénariste
1992 : Kaïrat
1995 : Kardiogramma
1998 : Tueur à gages
2001 : La Route